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La perception musicale est dédoublée - jetelivre.art

par Souvtchinski

La perception musicale est dédoublée

Pierre Souvtchinski : l’écoute musicale n’est pas un phénomène acoustique, c’est une expérience absolument originaire. Écouter, c’est entrer dans un partage où le son instrumental ou vocal n’est ni dans l’oreille ni hors d’elle : l’intensité d’une perception émotive est conditionnée par une désagrégation de la faculté perceptive. Prenons le temps de (re)lire Souvtchinski…

«L'emprise exceptionnelle qu’exerce l’art musical a toujours été une constatation primordiale dans toutes les explications de la musique, que ces explications la fassent remonter aux origines incantatoires de la magie, aux spéculations cosmologiques, ou aux concepts de hautes mathématiques. Cette emprise ne s’expliquerait-elle pas par la présence et l’action dans le phénomène de la perception musicale d’une certaine ‘loi’ psychologique, paradoxale à première vue, d’après laquelle une concentration émotive maxima, concentration où le sensible et l’intelligible se confondent, n’est possible qu’à condition que se réalise un ‘dédoublement’ de l’attention perceptive ? Cette ‘loi’ aurait pu être formulée encore autrement : l’effort de toute concentration émotive a-t-il besoin, pour atteindre ses possibilités extrêmes, d’être simultanément attiré par au moins deux pôles d’attraction ? (Ce dédoublement serait, dans la vie courante, analogue à un état d’attirance simultanée ─ état de préoccupation et d’incertitude stimulante ─ vers deux buts, dont l’un serait un but immédiat et proche et l’autre lointain et pressenti.)

L’intensité d’une perception émotive serait donc conditionnée par une désagrégation de la faculté perceptive. C’est en se désagrégeant et en se reformant en une sensation nouvelle et complexe que l’attention perceptive du ‘moi’ pourrait établir le contact le plus efficace avec le ‘non-moi’, le ‘sur-moi’, ou se concentrer en lui-même et sur soi-même. Par conséquent, chaque concentration émotive a besoin, pour se réaliser, d’une ‘sensation adjointe’, d’une ‘sensation complémentaire’.

Tous les rites religieux semblent bien connaître et diversement appliquer cette loi. Par exemple (pour rester dans le domaine musical), le curieux phénomène de ‘tuilage’, connu aussi bien dans les musiques primitives que dans la pratique des anciens chants religieux chrétiens, quand une phrase musicale est branchée avant que la précédente soit achevée, quand les refrains et les chants se chevauchent dans une incohérence et un désordre que l’on croit inconscient et ‘barbare’, ─ ce phénomène est, en réalité, un procédé musical ‘savant’ et parfaitement expérimenté de concentration et d’intensification auditive et émotive.

Est-ce une infortune ou une éminente qualité du mécanisme humain que d’être toujours voué à un ‘dédoublement’ perceptif pour obtenir ‘l’unité’ concentrée d’une connaissance ? Quoiqu’il en soit, la concentration perceptive, dans son exigence d’unité, cherche des pôles d’attraction divers et les imagine, les crée intérieurement, si elle ne les trouve pas à l’extérieur.

[…] La force attractive qu’il y a dans la musique, et que l’on ne trouve pas ailleurs, est évidente. Mais il devrait être tout aussi évident qu’on entre en contact avec tout phénomène musical en ayant ‘déjà’ auparavant une prédisposition-volonté, rationnelle et affective, à percevoir et à ‘reconstituer’ une unité et une forme sonore par des perceptions conjointes et synchronisées des éléments essentiels et distincts qui constituent la perception totale et imposée de cette unité-forme. Il y a non seulement la ‘triade’ de l’instant sonore, de la durée musicale et du silence, mais aussi le ‘double’ pouvoir que possède le mécanisme de la perception musicale, le pouvoir d’anticipation et de conservation mentale (la conscience du passé), ‘triade’ et ‘double’ pouvoir qui s’unissent dans un effort particulier et caractéristique pour constituer, ou reconstituer, la forme musicale dans son déploiement, la forme temporelle et spatiale de tout phénomène musical.»

Une question. [Quatre paragraphes, 1971]. Dans (Re)lire Souvtchinski [édition censurée], 1990, p. 22-27

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